5 octobre 2018

Quel regard on portait sur la "monstruosité" dans les années 30 ?

Il est passionnant de parcourir de vieux documents, livres ou journaux, quand ils sont numérisés et mis en ligne sur Internet. Ainsi on peut trouver la presse parue il y a plus de 70 ans, comme la collection de Cinémonde, une revue cinéma de référence déjà dans les années 30.
Ce journal véhiculait des idées dites progressistes et accueillait dans ses colonnes de "grands esprits" comme Carl Dreyer, Marcel Carné, Max Ophuls, Blaise Cendrars, Joseph Kessel, etc. Pourtant, en le lisant aujourd'hui on y voit comme le racisme, le sexisme, le mépris des classes populaires étaient violents, et comme le triomphe des dominants paraissait, encore à cette époque, couler de source.
En 1932, l'humanisme ou le marxisme n'avaient pas encore fait entrer profondément dans les mentalités l'idée qu'on est égaux en droits. Les noirs étaient encore des sous-hommes, les gens victimes de malformations pouvaient étaient montrés dans les foires. Il était admis, donc difficile à dénoncer, que les femmes avaient pour rôle de valoriser les hommes, et que la bonne pédagogie pour les enfants se faisait à coups de trique. Les voix discordantes étaient encore peu audibles. 

1932, c'était aussi les années de la crise financière, une misère quotidienne impitoyable, les gens sans foyer, l'errance, la survie, toute une société devenue difforme. Tod Browning réalisait FREAKS, chef-d'oeuvre du cinéma et vision amère de l'humanité. Il y racontait les intrigues, au sein d'une troupe de cirque, entre les "monstres"repoussants et les personnes perçues comme normales, pleines de vigueur et de séduction. Il racontait les rapports de pouvoirs qui s'établissaient entre ces personnages. Browning, qui lui-même avait été comédien, était familier des cirques itinérants. Avec cette histoire, il renversait notre regard sur la monstruosité : au sein de la troupe, la jolie écuyère et les hommes vigoureux semblaient être les gens les plus cruels, les plus froids, donc les plus monstrueux. En comparaison, les "monstres" exprimaient la compassion et la solidarité la plus humaine.

Mais Cinémonde, dans sa chronique du film, a ignoré crassement le message du metteur en scène. Avec l'aplomb d'une Nadine Morano, l'auteure n'a vu dans ces gens misérables que des gens méprisables. Son texte, qui choquerait beaucoup d'entre nous aujourd'hui, témoignait de l'état d'esprit de l'époque, partagée par l'immense majorité : le mépris, brutal et rigolard, envers les plus faibles que soi.

EXTRAITS :
Voilà, réunis en une hideuse galerie, quelques-uns des plus déconcertants phénomènes que puisse produire la nature, lorsqu'elle s'égare... Homme tronc, sœurs siamoises, femme à barbe, nains et autres monstres, conjuguent leur laideur et leurs difformités, dans un film qui excitera la curiosité morbide des foules... Mais tombé le rideau, éteintes les lumières, quelle est la Vie Privée de ces lamentables déchets humains ? (...) 
On ne peut aborder la question des monstres sans rappeler la sensationnelle enquête que notre confrère Jean Masson a publiée sous le titre «La cinquième race».(...)Il se dégageait, de cette enquête une impression de malaise, et pourtant la conclusion en était consolante.
— Les monstres ne souffrent pas de leur état, affirmait Masson, après avoir vécu plusieurs mois en leur horrible compagnie. (...)
La plupart d'entre eux sont bouffis d'orgueil. Il n'est pas d'êtres plus vaniteux, plus susceptibles, plus égoïstes. Il existe entre eux une sorte de hiérarchie stupéfiante, le plus envié, le plus respecté, le plus fier étant celui dont le cas est le plus étrange, le plus horrible... Ceci pour les monstres conscients. Quant aux autres, les crétins, les gâteux, les idiots, ils passent leur vie dans un rêve ininterrompu, cotonneux, flou, anesthésique, pourrait-on dire... Il s'agit vraiment d'une race particulière, en marge des lois qui régissent les autres hommes (...) 
Voici d'abord la jeune Frances O'Connor. Elle est jeune, blonde et jolie. Elle est née à Sheridan, dans le Wyoming. Elle a une bonne santé. Elle a suivi brillamment les cours d'une école supérieure. Elle coud finement, joue au bridge, se maquille elle-même... avec son pied... Car elle n'a pas de bras. Elle n'en a jamais eu... Elle s'est habituée à se servir de ses orteils qui sont aussi agiles et prompts que des doigts. Elle a des ongles vernis, poncés, limés avec beaucoup de soin.
— Elle a toujours été d'un caractère très enjoué et très gai... dit sa mère... Et elle a toujours été très courtisée...
Courtisée ? Que penser de ces étranges soupirants ? Mais les monstres ont pour certains, beaucoup de sex appeal (...) 
Voilà Johnny Eck, l'exception tragique dont parlait Masson. Johnny souffre de son état. Il n'a jamais eu de jambes. Son corps s'arrête à la ceinture. (...) Son cas est inexplicable. Johnny a suivi les cours de l'Université, et décroché toutes les récompenses scolaires. Il a étudié la musique et la philosophie. Son rêve était d'être avocat ou chef d'un grand orchestre. Au lieu de cela, il doit s'exhiber dans une tournée de phénomènes(...)  Johnny, étant donné l'originalité de son cas, gagne beaucoup d'argent. Mais son visage fin et triste, et surtout le regard désespéré et doux de ses yeux bruns trahissent la plaie secrète : il aurait voulu connaître les joies de l'amour, du mariage, de la paternité... Il voudrait pouvoir aller et venir sans exciter la curiosité... Etre normal... Irréalisable rêve !
Johnny, les deux siamoises, Frances O'Connor et les nains forment, en quelque sorte, l'aristocratie des monstres de la troupe. Ils ne se commettent pas avec les phénomènes inférieurs, ceux dont l'esprit est aussi difforme que le corps.
Pourtant, entre ces deux clans, et n'appartenant ni à l'un ni à l'autre est le prince Randian. On l'appelle le « Torse vivant ». Il n'a ni bras ni jambes. (...) Il est cultivé et très riche. Son auteur favori est Rabindranath Tagore. Il ne souffre pas de son infirmité. Il parvient à se raser lui-même par des mouvements combinés de la tête et de l'épaule. Il est père et grand-père... Son humour caustique est célèbre.
Mais il ne peut se mouvoir qu'en rampant, et se nourrit assez malproprement, ce qui l'écarté du premier groupe. (...) 
Schiltze est habillée comme une femme. On la dit asexuée. On ne sait rien de son hérédité, probablement fort lourde. (...) Elle est muette et complètement idiote. Pas de place pour un cerveau dans son crâne ovoïde et pointu. Elle aime les robes, les bijoux, le clinquant (...) Elvira et Jenny Lee, de Oeorgia, connues sous le nom de « Snow Twins », ressemblent à Schlitze, mais sont cependant moins irrémédiablement «crétines».
Koo-Koo, ou la « femme-oiseau » s'appelle en vérité Minnie Woolsey. Elle est née à Mexico, il y a cinquante-deux ans, de parents normaux. Elle n'a jamais eu conscience de sa laideur, le destin, brusquement apitoyé, l'ayant rendue aveugle. Présentée d'abord comme la « Marsienne aveugle», elle n'est plus qu'un phénomène navrant, et assez banal. Dans ce métier aussi, il y a de la concurrence(...) 
Mais la liste n'est-elle pas assez longue ? Si vous aimez ce genre de spectacle, Tod Browning a rassemblé pour vous dans son film tout ce qu'il a pu trouvé d'horrible, d'extraordinaire et de presque humain... Allez le voir. C'est la plus sensationnelle attraction in the world... Mais pour moi, rien que de voir ces pauvres corps qu'une main capricieuse et cruelle a aveuglément modelés dans une vivante argile, rien que d'avoir recherché leur histoire pour vous la raconter, je me sens saisie par un malaise écœurant, et par ce cafard tenace qui persiste au réveil, après les mauvais rêves."  
Suzanne Chantai.  
Et à côté d’une des photos : "Pourriez-vous avoir encore quelque appétit en partageant ce banquet cauchemardesque ?"

L'hebdo Cinémonde traduit, en 1932, le voyeurisme décomplexé des spectateurs. Le mépris dégueulasse suinte de chaque phrase de cet article. Ce texte a-t-il fait le buzz et la polémique ? Ou bien les lecteurs, habitués des foires aux monstres et des expositions de sauvages, étaient-ils heureux de rire des plus malheureux qu'eux, comme pour mieux s'en distinguer ?
Voilà, 28.07.1939
Cinémonde N°207, 6.10.1932

On se rappellera par la même occasion que les femmes des années 30 subissaient la même condescendance que les autres populations "traitées" par une presse très majoritairement blanche, masculine et bourgeoise.
Cinémonde, n° 196, 21 juillet 1932

85 ans ont passé. Même si le racisme et l'individualisme restent des fléaux, les mentalités ont changé. Les mouvements décoloniaux, le féminisme, les pédagogies nouvelles, les utopies révolutionnaires, l'antiracisme et l'antispécisme balaient tous versants les de nos sociétés. Nous sommes plus emphatiques qu'à cette époque, sensible à l'injustice qu'il y a à marginaliser des groupes de population. Je mesure ce progrès (ou alors je m'aveugle en y croyant ?) : nous acceptons moins bien aujourd'hui qu'un système écrase des gens qui nous sont dissemblables.
Souhaitons donc que ceux qui aujourd'hui encore marginalisent les handicapés, les personnes dépendantes, fragiles, les étrangers démunis et les victimes d'exclusion — que ce soit par haine ou par clientélisme cynique — soient eux-mêmes marginalisés dans leur démagogie. Que personne ne puisse écrire ce genre de chronique sans être décrié. Espérons donc qu'Eric Zemmour soit définitivement mis hors d'état de nuire.

Nous sommes une seule race, une seule humanité. Nous sommes égaux en droits et en vies.

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