15 octobre 2018

Entretien avec Aurélie Filippetti paru cet été : où l'on parle d'oligarchie et de plans de carrière

Après un bout de mandat de ministre de la Culture, où sa fonction était de cautionner des choix gestionnaires antisociaux et d'être une "femme de paille" du gouvernement Hollande, Aurélie Filippetti semble aujourd'hui rangée des mésaventures politiciennes.
L'auteure du roman Les idéaux, paru chez Fayard cette année, a livré tout de même un entretien passionnant cet été dans les Inrockuptibles. Et c'est toujours instructif, autant qu'ironique, d'écouter une personne intelligente débarquée de la machine gouvernementale, qui cite Bourdieu en dénonçant un système oligarchique.

Je me permets de publier des extraits de cet entretien, accessible sur le site de l'hebdo.
© photo Jules Faure

Les Inrocks — Pourquoi as-tu écrit un roman et pas un essai ou un récit ?

Aurélie Filippetti – Le seul moyen de cerner la réalité, c’est la littérature, qui permet de poser des questions, de varier les points de vue, d’ouvrir des horizons… Tous ces récits ou essais politiques qui sont parus dernièrement ne sont pas de vrais livres, ils font partie de stratégies de communication. C’est comme si, pour les politiques, il fallait écrire des livres à un certain moment, il n’y a rien de réel là-dedans, et c’est d’ailleurs le problème aujourd’hui : cette espèce d’inauthenticité qui se glisse partout.

Les Inrocks — D’ailleurs, dans Les Idéaux, quand tu deviens ministre… pardon, quand la narratrice le devient, elle découvre que la com est omniprésente…

AF — La communication devient le plus important. Auparavant, la com servait l’action, la valorisait, aujourd’hui elle la remplace. L’important n’est pas de communiquer sur ce que tu fais, mais de communiquer avant de faire, voire sans faire. Si tu veux accomplir des choses et que tu ne communiques pas dessus, c’est comme si tu ne faisais rien. Et ça, c’est délétère pour l’action politique. Macron a très bien compris ça. A un moment, la communication va remplacer l’action. Guy Debord avait raison à un point inouï.

Les Inrocks — C’est l’une des raisons pour lesquelles les gens se méfient de plus en plus des politiques ?

AF — Ils voient qu’il y a quelque chose de faux là-dedans, mais ils ne comprennent pas très bien comment. Ils perçoivent quelque chose, et cela jette en effet un discrédit sur les politiques. Je pense que ce qu’il faut absolument sauver, c’est l’idée de représentation politique, d’une assemblée parlementaire délibérative, l’idée de réfléchir à des processus démocratiques. Sur cette réflexion-là – qu’est-ce qu’un bon gouvernement ? –, on est dans une régression totale à l’échelle de la planète tout entière. Car on ne nous offre qu’un seul modèle : une espèce d’homme providentiel, autocrate… La réflexion sur le bon gouvernement a totalement disparu.
Avant, on avait une bourgeoisie économique, aujourd’hui on a une bourgeoisie intellectuelle, politique, qui a pris en main tous les leviers du pouvoir politique. Cette homogénéité d’une sorte d’ultracaste est en train d’instaurer une forme d’oligarchie dans ce pays. C’est difficile de dire ça, mais au fond, c’est exactement ce qui se passe en France, en Europe, un peu partout. Ça me désespère car je suis tellement imprégnée des idéaux de la démocratie, dont l’un d’eux est de représenter ceux qui n’ont pas accès normalement à la tribune. (...)

Les Inrocks — Tu écris que dès que tu es nommée ministre de la Culture, on te conseille de t’entourer de jeunes bourgeois, pas du tout de faire monter quelqu’un issu d’un milieu défavorisé, du peuple.

AF — Ce qui est très frappant, c’est qu’au moment où tu arrives au coeur du pouvoir, il y a des gens qui sortent de nulle part et qui se destinent depuis toujours à l’exercice du pouvoir.
Et tu es contraint de travailler avec eux. Je ne critique pas tous les énarques, mais c’est cet esprit de corps, de grand corps, où tu peux parfois trouver des gens formidables, mais c’est cet esprit de système qui pose problème. Car, au fond, le corps va penser à se protéger lui-même avant de défendre une politique, de soutenir un ministre. 
Par exemple, il n’est pas envisageable qu’au ministère de la Culture il n’y ait pas au moins un conseiller d’Etat. Au nom de quoi, de quelle règle ? Il y a des places qui sont ainsi réservées à certains grands corps, surtout parmi les pôles les plus importants tels le Conseil d’Etat, la Cour des comptes et l’inspection générale des Finances. C’est comme une nouvelle noblesse. En plus pervers, comme aurait dit Bourdieu, car ça se pare des vertus de la méritocratie, d’un concours auquel on est reçu à 20 ans pour y entrer, et d’un concours de sortie réussi. A mon sens, c’est en effet très pervers car antidémocratique.
(...)
Aujourd’hui, c’est l’apothéose. Le recrutement social des grandes écoles s’opère dans la grande bourgeoisie. Donc, globalement, l’essentiel de la technostructure fait partie de la bourgeoisie, voire de la grande bourgeoisie. 
(...)
Quand un président de la République se prend quinze unes de journaux disant qu’il est urgent de réformer la SNCF, s’il ne fait rien on dira qu’il est un incapable. Mais d’où sort cette idée qu’il faut réformer la SNCF ? Il faut avoir les idées hyper claires avant d’arriver au pouvoir, et s’entourer de personnes issues de tous les cercles. Or, certains ont des plans de carrière, et ils n’ont pas trop intérêt à ce qu’il y ait des changements dans les façons de faire....