15 mai 2019

la "labellocratie", business de la norme.

Suite à l'article de 2017 "un marché lucratif et un mode d'uniformisation : les labels qualité", voici une remise en cause le marché qui s'articule autour des labels attribués aux entreprises et aux collectivités. D'une part les certifications de la qualité, de l'égalité professionnelle, de l'excellence, du caractère durable, solidaire ou inclusif, ne reflètent pas forcément les réalités des candidats. D'autre part, pour certaines collectivités, le processus de labellisation peut être un frein plutôt qu'un progrès. C'est ce marché, qui modifie l'activité de quasiment tous les secteurs professionnels, qu'on appelle ici la labellocratie.

Avant d'attribuer les labels, il faut identifier ceux qui donnent des certifications : les organismes de normalisation et les sociétés d'audits doivent eux-mêmes être certifiés auprès d'instituts supérieurs. Par exemple, c'est l'Institut national de l'origine et de la qualité, qui donne l'agrément à des organismes qui pourront à leur tour attribuer le label AB / Agriculture Biologique *. Ensuite, la procédure est longue : élaboration de dossiers, analyse de ceux-ci par les auditeurs, diagnostics, plan d'actions correctif, formations pour les équipes, et bien entendu, réunions et visites. Cette procédure freine le fonctionnement des services, puisque les salariés mobilisés sont tenus éloignés de leurs missions. Elle implique aussi une dépense au détriment d'autres postes budgétaires. Au final, il arrive que les personnels soient démotivées, alors qu'ils exercent au mieux leurs missions sans avoir besoin d'être labellisés. La reconnaissance du travail ne passe pas par un label mais par du salaire, du temps pour mieux bosser, moins de pression et davantage de moyens
Voir les moyens de fonctionnement dilapidés dans des telles procédures génère frustration et colère. Pour améliorer les pratiques — sociales, organisationnelles ou environnementales —, pas besoin d'un label : il suffit d'une volonté réelle, et avant tout que les responsables soient exemplaire.

On reconnaîtra que que les labels permettent parfois de questionner les méthodes de travail ; ils peuvent même déboucher sur des améliorations : prévention de la souffrance au travail et des inégalités, tri sélectif, production locale, bien-être animal, etc., et quand ça arrive on est bien contents. Mais les objectifs d'une certification sont ailleurs : il s'agit d'une part de donner des gages de crédibilité et de sérieux aux usagers, d'instaurer ce qu'on appelle la confiance institutionnelle. Et d'autre part, il s'agit d'attirer les investisseurs et de "mendier" des financements auprès de l'U.E. ou des pouvoirs publics. Dans tous les cas il est question de soigner une 'image de marque'.  

Quand les labels ne reflètent pas la réalité

Parmi les organismes certifiants, on compte en premier lieu l'AFNOR, agence française qui crée des normes et attribue des labels :
- "Le Label Diversité est un signe distinctif qui atteste de vos bonnes pratiques et de votre exemplarité. Créé et soutenu par les Pouvoirs Publics depuis 2008, le Label Diversité est un véritable outil de management."
- "Les écolabels garantissent un niveau d’exigence élevé en termes de limitation des impacts des produits et services sur l’environnement et la santé, tout en maintenant leur niveau de performance".
- "Vous souhaitez vous assurer que vous offrez une expérience client irréprochable ? Le label Excellence de service est fait pour vous ! (...) ce label valorise les entreprises qui mettent tout en œuvre pour que l’enchantement client soit au rendez-vous.
On retrouve tous les éléments de langage de la la novlangue néolibérale, celui de la start-up nation et de la croissance souriante : signe distinctif, performance, outil de management, valorisation des entreprisesgarantie d'un niveau d'exigence, enchantement client. C'est pas franchement comme si on parlait de lutter contre les inégalités, d'effort pour changer les pratiques, ou de services rendus aux usagers... D'ailleurs dans les faits, les critères pour obtenir un label, pour une collectivité ou une entreprise n'ont que peu de rapport avec la réalité du terrain. 



Ainsi par exemple : le double label diversité / égalité professionnelle, que vise la mairie de Paris, n'empêche pas que la majorité des postes de cadres supérieurs d'administrations sont occupés par des hommes blancs, issus de milieux sociaux favorisés et de grandes écoles ; que les métiers très féminisés (animateurs-trices, Atsem, bibliothécaires) sont moins bien rémunérés que les autres (salaire médian, à temps plein, inférieur de 8,4% de celui des hommes ; que les femmes, surtout quand elles sont peu qualifiées travaillent plus souvent à temps partiel que les hommes (elles sont 7 fois plus nombreuses qu'eux dans ce cas) ; et qu'elles cumulent 42% de plus de maladies professionnelles que les hommes ! 
Question : mais alors que reflète un label censé témoigner de l'égalité hommes/femmes ?
Réponse : la volonté de l'équipe municipale d'afficher sa bonne volonté. A cet effet une exposition a été montée en mai 2019 dans les administrations parisiennes pour illustrer "la priorité de la ville" :
"Égalité professionnelle : une expo pour faire le point. Depuis 2001, l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes est une des priorités de la politique RH de la municipalité. Aujourd’hui, où en sommes-nous ? C’est à cette question que s’attache à répondre une exposition [...] présentée dans plusieurs sites administratifs de la Ville."
On comprendra que l'expo, si elle a le mérite de questionner le public et de faire "découvrir les outils disponibles pour lutter contre toutes les formes de discrimination", a l'avantage d'occulter la réalité pas franchement glorieuse que je viens de décrire. On appelle ça une opération de propagande.

Toujours à Paris, un label QualiParis est attribué aux services, des entreprises peuvent obtenir un trophée des Acteurs du Paris durable ou un label Fabriqué à Paris, et certaines familles peuvent même devenir des Familles à énergie positive
Ailleurs en Île-De-France, le label Territoire French Impact est décerné par le gouvernement à certains territoires qui sont "acteur de l'Economie Sociale et Solidaire" : on identifie ainsi les "bons élèves" pour leur apporter un accompagnement technique et financier, comme par exemple un accès aux fonds dédiés à la Caisse des dépôts et à la banque publique d'investissement (source Est-Ensemble le mag' N° 38, 2019).

Dans un autre domaine, on trouve Novethic.
Fonds labellisés par Novethic en 2015 en Europe. Novethic / DR
"Filiale de la Caisse des dépôts, Novethic attribue des labels à des «fonds d’investissement responsables» qui seraient des «gages de qualité reconnus dans toute l’Europe», peut-on lire dans la revue Lutte de classe N° 190 de mars 2018. Avec le label Best in class de Novethic, l’investisseur soucieux de l’avenir de la planète est paraît-il assuré de choisir «les entreprises d’un secteur d’activité donné ayant les meilleures pratiques de développement durable». En clair, si le fonds n’exclut aucun secteur, y compris les plus polluants, il certifie qu’il a choisi les entreprises de ces secteurs «qui traitent le mieux leurs salariés et polluent le moins». Derrière ces formules vagues, aucun critère très précis à respecter. Au mieux quelques recommandations tout aussi floues, telles qu’«assurer un accès à la formation» de ses salariés, voire ridicules comme «la promotion du tri sélectif dans les bureaux»… Ainsi, une entreprise polluante incitant ses salariés à apporter leur propre tasse à café au bureau pour éliminer les gobelets plastiques jetables peut figurer parmi les entreprises présentées comme polluant le moins !"

Sur le site du groupe Engie on lit : "Le label Excellence for Customers est un modèle d’excellence opérationnelle et relationnelle qui garantit le sens du service pour des prestations de qualité des équipes ENGIE Cofely Facilities Solutions. Il atteste de la valeur de la promesse client et l’engagement de nos équipes dans la réalisation de prestation de service de qualité."
Ici, c'est ENGIE qui labellise ses propres équipes ; le groupe ne connaît sans doute pas les concepts de neutralité et d'indépendance.

Dans sa thèse "Une production engagée: sociologie des labels, chartes et systèmes participatifs de l'économie" (CNAM 2013), Diane Rodet nuance la signification de l'utilité sociale dans les processus de labellisation : "Dans le domaine de l’économie «sociale et solidaire», la perspective d’un «label d’utilité sociale» a donné lieu à de nombreux travaux. Tout d’abord mobilisée en France pour désigner l’apport des organisations de l’économie sociale et solidaire, et justifier ainsi leur traitement particulier en termes de fiscalité ou de subventions publiques, la notion d’utilité sociale a ensuite donné lieu à des interprétations plurielles". Diane Rodet explique ensuite que l'utilité sociale recouvre des notions différentes selon les approches adoptées. On comprend qu'il règne un certain flou sur l'attribution de labels au nom de l'utilité sociale.

<>  <>  <>  <>  <>  <>  <>

Pour l'Etat ou les collectivités, les labels, comme les prix et les trophées, sont un mode de contrôle de l'activité économique. En exigeant que les structures se fassent auditer pour être labellisées, en désignant les "bonnes" structures pour les soutenir financièrement, on exclut les autres, celles qui ont des pratiques exemplaires mais qui, soit parce qu'elles n'entrent pas en résonance avec les politiques publiques, soit parce que leurs modes d'organisation ne correspondent pas suffisamment aux normes, soit parce qu'elles s'en foutent, passent à travers les mailles. 
Un producteur de légumes, non certifié mais dont les méthodes agricoles sont plus écolo que des marques au label BIO. Une association de réinsertion de jeunes sans-abris qui, occupée à mener un travail indispensable, ne fait pas de démarches pour obtenir le label Territoire French Impact. Un club de sport, un service de santé, une association contre la discriminations, un conseil de quartier... qui portent un discours féministe, antiraciste, antispéciste, contre les formes de dominations traditionnelles et qui n'ont pas l'aval du département, de la région, de la ville pour obtenir le label culture inclusive. Un centre commercial qui refuse la présence des flics et la vidéosurveillance. Une structure non hiérarchisée, sans salariat et qui pratique l'autogestion. Un commerce local sans contrôle de l'Etat. Un service public qui résiste et qui refuse tout partenariat avec le monde de l'entreprise.
Des structures qui embarrassent les pouvoirs, qui pratiquent l'autogestion, des zones à défendre, des zones autonomes temporaires, des zones incontrôlables, qui n'obtiendront jamais aucun label égalité professionnelle ou innovation durable.

Les labels sont des hochets. On peut très bien s'en passer, mais pour ça il faut abandonner la logique de la carotte et du bâton.


*  Dans certains cas l'opacité règne : selon quels critères juge-t-on compétente la société d'expertise qui attribue le label d'excellence de l'épargne ?