1 septembre 2019

"Projet de reconquête urbaine", une opération parisienne de gentrification

Depuis quelques jours, dans sa com' interne, la mairie de Paris informe sur ses projets — désormais bien avancés — d'adapter la "promenade urbaine Barbès - La Chapelle" à des populations plus riches, plus libérales, et d'y attirer les investisseurs.

Depuis son annexion à Paris, le quartier bordé par les stations Barbès-Rochechouart / Marx Dormoy / Riquet / Jaurès, traversé par deux grands complexes de voies ferrées, est un ensemble populaire qui a longtemps abrité des bidonvilles ; depuis un demi-siècle, c'est aussi un lieu d'accueil et d'intégration pour beaucoup d'immigrés. Ce grand ensemble urbain est globalement délaissé par les pouvoirs publics. Seuls quelques établissements culturels et associations prennent place dans la vie de ce qui faisait auparavant partie de "la zone". De nombreux immeubles sont insalubres, le nettoiement est insuffisant. La population s'approprie assez librement l'espace public, les économies communautaires vont bon train, parfois en-dehors du contrôle public, les habitants par communautés et par affinités ; de fait, les institutions peinent à y trouver un électorat fidèle, à y contrôler l'activité et à en tirer les bénéfices.

D'où l'intérêt, à quelques mois des municipales, de mettre un grand coup de pshitt. C'est l'opération de rénovation du quartier Barbès-La Chapelle. On en a déjà vu les prémices : 
- Des obstacles sont posés au sol pour empêcher les sans-abris de trouver refuge sous les voies ferrées. Les bancs et les espaces pour s'allonger sont supprimés.
- On organise régulièrement des expulsions de migrants qui y campent, on emploie la force policière, on provoque l'éclatement des communautés d'entraide.
- On ferme le square Jessaint où se regroupaient les jeunes étrangers, pour y accueillir les acteurs publics de la charité (mal) subventionnée.
- Lorsqu'un meurtre à l'arme blanche est survenu comme en mai dernier, on laisse la pluie, 4 jours plus tard, laver le sang sur le trottoir.
- de Barbès à Jaurès en passant par la Chapelle, la police n'a qu'un rôle répressif. Les sans-abri sont repoussés, cachés, et les consommateurs de stupéfiants sont abandonnées à leur addiction, à la violence et parfois à la mort.
- même si des projets municipaux portent des intentions sociales, un large pan de la prévention a été délaissé ces dernières années : de nombreuses associations engagées dans l'inclusion, l'aide aux plus fragiles, le soutien scolaire ou juridique, etc., ont vu fondre leurs moyens financiers, humains et logistiques. La ville organise la reprise en main des activités d'entraide pour mieux les contrôler.

La gentrification, comme Amélie Bertholet l'expliquait simplement dans sa vidéo, est une opération qui consiste à attirer les investisseurs, à créer de la richesse pour les riches — et à repousser les plus pauvres dans les banlieues. 

La com' interne (par la voix de l'architecte-urbaniste en charge de la maîtrise d’œuvre du projet) adopte le vocabulaire de la guerre : Il s'agit d'un "projet de reconquête urbaine. "Le but est de changer profondément l’image d’un espace public en vue de sa pleine réappropriation". Réappropriation ? Le mot suppose que l'espace n'appartient plus aux pouvoirs publics et qu'il faut le regagner. D'où l'expression de "reconquête urbaine", utilisée par la com' municipale comme s'il ne s'agissait que de répandre le bonheur sur la ville. La réappropriation, ça rappelle les "territoires perdus de la république", un concept créé par le défaitisme social et le contrôle policier. Tout comme l'idée de "changer l'image de l'espace public", un effort qui ne s'effectue qu'en changeant aussi les modes de vie, les liens humains, donc les gens. (Qui, parmi vous, accepterait qu'une institution s'engage à "changer l’image de votre espace public en vue de sa réappropriation" ?) Mais les jardiniers le savent, pour préparer un terrain, il faut d'abord désherber. L'action associe donc l'accroissement du contrôle social aux grands travaux de voirie (pour créer un espace "apaisé" selon le mot à la mode.)
Ces photos avant / après illustrent l'idée : cette silhouette inquiétante et encapuchonnée, qui marche, sera remplacé par cette classe moyenne blanche qui consomme, et qui s'assoit.

En matière de contrôle, "la Direction de la Prévention et de la Sécurité va s’installer sur deux lieux pour renforcer la présence de ses agents (...), notamment autour des espaces d’usage". Par ailleurs, des squares qui accueillaient les jeunes étrangers ont été fermés, dans le but d'y installer les acteurs publics de la charité.
En matière d'urbanisme, on prévoit des installations attractives pour qui a les moyens de conquérir l'endroit : la "requalification de l’espace public, l’installation d’usages et les éclairages", avec des "nouveaux tronçons de pistes cyclables", des "espaces piétons" et la "réduction de l'impact routier", des "kiosques d’économie circulaire et solidaire", des "testeurs de commerce", une "oasis urbaine", des "bancs et tables autour d’un certain nombre de traiteurs pour permettre de consommer sur place"... vous avez compris : on vend le charme de la campagne à Paris tout en répondant à des exigences immobilières et commerciales. 

Mickaël Correia développe, dans son formidable article L’envers des friches culturelles, comment les municipalités s'approprient des lieux populaires pour engager une revalorisation financière.
On peut lire aussi Anne Clerval, Paris sans le peuple, La gentrification de la capitale. Clerval y décrit un "processus de conquête sociale qui prend la forme d’un front pionnier".

La gentrification ne tend pas à faire disparaître la pauvreté mais à la déplacer. Elle n'est qu'une stratégie de la guerre sociale par la classe dominante.