4 octobre 2020

The act of killing - documentaire, 2012. Comment vivent les bourreaux et les tortionnaires ?

Ça y est, j'ai enfin vu cet incroyable documentaire, The act of killing : un choc. Tellement fort que durant le visionnage je me repassais des scènes, pour bien comprendre ce qu'il se jouait là. Je vais en parler ici, d'abord parce que ça me fait du bien, et puis parce que, juste avec des entretiens, le film rend évidents les liens qui unissent le capitalisme sauvage, la quête de pouvoir et le goût de la destruction.

Indonésie, 1965. Pour s'opposer au communisme, la junte militaire, soutenue par le régime en place, et certaines puissance occidentales, prend le pouvoir. Suivent les persécutions le massacre des personnes considérées comme "communistes" par la propagande. En quelques mois, entre 400.000 et 2 millions de personnes sont exterminées (le mot est revendiqué par les tueurs). Un des plus grands crimes de l'humanité du XXè siècle, presque oublié. Le régime militaire est encore en place, et aujourd'hui le nombre actuel de leurs victimes est estimé entre 1,5 et 2,5 millions.

Années 2000. le documentariste Joshua Oppenheimer souhaite recueillir la parole des descendants des victimes, mais il se heurte au silence. A la place, ce sont les anciens tortionnaires qui vont se se confier, avec d'autant plus de franchise qu'ils se savent protégés. Ils proposent même, devant la caméra, de reconstituer les tueries. Séquences glaçantes où la violence apparaît ici motivée par la quête de fric et justifiée par la propagande d’État.

Les captures de films ci-dessous mettent en évidence les mécanismes de la propagande et de l'extermination. Toutes les personnes interrogées sont des cadres militaires ou des hauts dirigeants politiques.

Les films de propagande servent à fabriquer la vérité.
Un ancien tueurs regarde un vieux film (où les méchants communistes tuent à coups de faucilles !). Avant d'être un tueur il était projectionniste, il montrait ce film aux enfants pour conditionner leur haine des communistes.
 
Dans un système génocidaire, le rôle de la presse est de faire passer les accusés aux aveux, avant de les livrer aux milices chargées de les faire disparaître. La presse aux ordres du pouvoir a toujours servi la violence d’État. D'où l'enjeu d'une presse libre, contre les tentations autoritaires !

La fonction du vocabulaire est de modifier le sens de mots.  Ici on justifie la terreur en invoquant la "Liberté". A cette fin, les gangsters sont désormais redéfinis comme des "Hommes libre" (qu'il suffit de contrôler pour arriver à ses fins politiques). 

Les ultralibéraux vantent la liberté d'agir et d'entreprendre. Pour eux, c'est au nom de la liberté qu'on peut écraser les plus faibles. Quand le vice-président de l'Indonésie définit les gangsters comme des hommes libres, "qui travaillent hors du système", c'est pour justifier leur violence. Pour lui, "s'ils travaillaient pour le gouvernement il n'y aurait qu'une nation de bureaucrates". Par conséquent il préfère "des hommes du secteur privé, prêts à prendre des risques dans les affaires". On retrouve tous les éléments de langage ultralibéral, de Ronald Reagan au Medef. Le discours est limpide : une attaque contre le fonctionnariat qui bride les mercenaires, et un soutien à des milices qui ont la "liberté" de se mettre au service du pouvoir. 
Si le communisme implique de mettre toute activité sous contrôle de l’État, le capitalisme tend à tout privatiser, notamment des services régaliens qui peuvent travailler pour l’État. L'ultralibéralisme, en dérégularisant tout, permet la violence et la corruption à tous les niveaux.

Une séquence du film montre Anwar & Herman, anciens tueur invités à la télé comme des stars. Célèbres, ils sont félicités par l'animatrice pour avoir tué les communistes ! Seule une inversion totale des valeurs morales permet cela : quand un système médiatique fait de la violence une vertu, quand les hommes de pouvoir sont applaudis comme des valeureux conquérants, toutes les soifs de conquêtes peuvent s'épanouir.
La conquête s'exprime sur tous les plans. C'est évident dans cette séquence où ce membre du parlement, visiblement animé par la volonté de montrer son pouvoir, exhibe ses trophées : il possède des objets chers (ayant appartenu à des stars), il possède la vie ("des tas" d'animaux chassés et empaillés, notamment une espèce dont il se vante qu'elle soit en voie d'extinction), et il s'imagine posséder les femmes (pour lui, le tigre qui attaque sa proie est comme un accouplement entre l'homme et la femme). Cet homme apparaît comme caricatural, oui, mais il incarne ce qu'est la quête des hommes quand règne le capitalisme sauvage...
   
A des fins de conquête personnelle, la démocratie est considérée comme génératrice de chaos, et la dictature militaire comme une garantie de stabilité. C'est un dévoiement total des idées qui est mis en œuvre.

Voici la question cruciale, dérangeante : comment on tuait ? Les anciens tueurs rejouent alors des souvenirs qui datent de 45 ans : avec du fil de fer, pour éviter trop de sang ; en s'asseyant à plusieurs sur une table dont un pied repose sur un cou. 
On parle de tout ça en riant, et en évoquant la dose d'alcool qu'il fallait ingurgiter avant de tuer. On est parle comme de bêtises de jeunesse.
 
Rire, faire des blagues, partager ses souvenirs de violences avec des complices : c'est toujours ainsi qu'on peut évoquer nos mauvaises actions en atténuant notre sentiment de culpabilité. Picoler. Rigoler.

On peut dire la vérité sans crainte, quand aucune culpabilité ne nous habite. Quand l'acte de tuer est anodin. Les tueurs, librement, sans aucun jugement extérieur, décident de rejouer leurs crimes. En procédant à des reconstitution, ils vont faire ce travail de vérité d'eux-mêmes. Le film suit ce cheminement.

Mais comment vivre avec cette violence qu'on a commise ? 
L'un évoque la propagande de l'époque qui permet, 45 ans après les massacres, de se convaincre qu'on n'a pas fait le mal.

L'autre préfère se raccrocher à une nécessité imparable, l'argent : l'enrichissement personnel, érigé en projet de société, permet de justifier le pire des actes. Il exprime aussi un discours partagé dans le monde entier par certains idéologues de la haine : Puisque "la moralité est relative", toute action peut être qualifiée de "morale".

Mais surtout, pour éviter le sentiment de culpabilité il faut éviter d'assumer toute responsabilité. On peut torturer cruellement, tuer des centaines de personnes sans se sentir coupable, quand on est protégé par le pouvoir auquel on a décidé d'obéir. Si aucune punition n'est envisagée, c'est comme si on était innocent, non ?

Même si les vainqueurs sont protégés, il leur reste nécessaire de maintenir le silence des victimes. Pour que la vérité puisse être racontée par les vainqueurs, la parole des victimes doit rester occultée. A cette fin un des anciens tueurs rappelle que la vérité "n'est pas nécessairement valable" ; et que l'important est de maintenir la stabilité actuelle. Quand cet ancien tueur dit : "Rouvrir ce dossier, c'est de l'incitation à se battre", c'est parce que c'est contre lui qu'il faudrait alors se battre — au tribunal ou physiquement.


Mais la fin du film nous le montre, on ne se débarrasse jamais de sa culpabilité. On l'enfouit, mais on reste plein de fantômes. D'anciens tueurs s'interrogent sur la nécessité de faire des excuses - non seulement pour réhabiliter les victimes, mais surtout dans leur intérêt : pour se débarrasser de leurs cauchemars.

La séquence presque finale montre le tueur Anwar qui revoit une des scènes de torture du film de fiction-souvenir auquel il a participé. Les certitudes qu'il s'est forgées pour éviter la culpabilité se ramollissent. En jouant le rôle d'un homme torturé, il croit pouvoir se mettre à la place d'une de ses victimes : "sa dignité a été annihilée", décrit-il... "la terreur s'est emparée de son corps". Mais il n'a pas encore compris. Poussé à l'évidence de celui qui le filme, il mesure alors qu'il ne comprendra jamais ce qu'ont ressenti ses victimes : pour ceux-là, la souffrance était réelle et ils savaient qu'ils allaient mourir. La parole se libère, et alors la peur de prendre conscience le saisit : "tout est en train de remonter". Et soudain il se met à vomir ; et il vomit sa propre culpabilité, il vomit celui qu'il est, et il finit par interroger celui qui le filme - donc nous : "J'ai péché, non ?"

Le documentaire The act of killing peut être loué sur la plateforme Tënk :
https://www.tenk.fr/la-berlinale/the-act-of-killing.html

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