8 octobre 2018

Quand Banksy, malgré lui, devient l'acteur du système qu'il dénonce

BREAKING NEWS dans le monde du marché de l'art.
Une oeuvre de Banksy s’est littéralement auto-détruite vendredi 5 octobre 2018, lors de sa vente aux enchères chez Sotheby’s à Londres. Le dispositif de destruction est revendiqué par l'artiste, qui explique sur son Insta : "Il y a quelques années, j'ai construit en secret une déchiqueteuse dans un tableau. Au cas où il serait vendu aux enchères..." Il cite Picasso en écrivant que le désir de détruire est aussi un désir créatif ("El impulso de destruir es también un impulso creativo").

Evidemment, gros buzz. On commente beaucoup le geste subversif de ce "street artist" qui, depuis des années, entend dénoncer la société de consommation. Depuis longtemps on n'avait pas vu de confrontation aussi brutale, aussi évidente, entre le marché de l'art et sa critique apparente. 
Mais ceux qui défendent Banksy semblent être surtout les acteurs eux-mêmes du monde de l'art, c'est-à-dire qu'ils sont partie prenante de cette société de consommation. Les galeristes, les amateurs d'art, et les familiers de ce petit monde défendent Banksy comme un héros face à la bourgeoisie réactionnaire, comme leur fils prodigue. Pour Nicolas Laugero Lasserre, collectionneur et directeur de l’ICART, "Banksy l’artiste de street art le plus célèbre du monde est définitivement devenu un génie”. 
Le galeriste anglais Robert Casterline, très amusé, a eu la formule : “Banksy s’est encore moqué du marché de l’art qu’il méprise tellement”. C'est exactement ça : le dispositif de Banksy, fait pour se moquer du marché de l'art, s'inscrit dans la logique de subversion spectaculaire qui a fait de lui une star. Et la relative énigme qui l'entoure (sa marque de fabrique consiste à se masquer) le rend encore plus attrayant.
Ici, on touche du pinceau un sujet récurrent dans l'art contemporain : le décalage entre la valeur de fabrication d'un produit et sa valeur marchande. Ce décalage existe, dans le marché de l'art, comme nulle part ailleurs. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, dans leur bouquin Enrichissement. Une critique de la marchandise, avaient déjà dénoncé le fait que pour réaliser une plus-value marchande efficacement, le capitalisme développe une stratégie de valorisation dans le secteur de l'art, et particulièrement des arts plastiques, où les prix ne sont ni contrôlés, ni fixés.
La démarche critique de Banksy, son intention donc, est une plus-value à ses oeuvres. On admet d'ailleurs que le tableau détruit, avec son cadre déchiqueteur, pourrait valoir encore plus cher ! Cette fois encore, le capitalisme a absorbé sa critique, comme Michel-Edourd Leclerc a recyclé les oeuvres subversives de mai 68 pour en faire des pubs. 
Banksy, tout en clamant avec une bonne dose de provoc qu'il affronte le Mal, s'est fait phagocyter par lui : c'est ce qu'il arrive à presque toutes les stars de "l'art contemporain subversif" depuis Andy Warhol quand elles sont cotées à l'Argus du marché de l'art... Quand Banksy voit son geste subversif marchandisé, il apparaît lui aussi, et sans doute contre son gré, comme un acteur du système qu'il dénonce.