22 février 2016

Ce cinéma qui défend la cause des femmes... avec un casting anti-féministe

On a parlé récemment des "films proche-orientaux sur les femmes en milieu patriarcal", et de la tendance actuelle du cinéma à parler de femmes "hors-normes".
Avec quels critères physiques ces productions représentent-elles les "femmes iconoclastes", celles qui luttent contre les normes établies ?

La beauté des acteurs au cinéma est toujours un gage de succès : il est plus confortable, pour le spectateur, de s'identifier à un personnage attirant.
Les grandes productions rivalisent donc de bombasses, la recette est vieille comme l'industrie du cinoche : des moues sensuelles, des mentons pleins d'assurance, des décolletés frais, des regards aériens et des chutes de reins, rien de nouveau.
Pour les films du Proche-Orient qui parlent de la reconnaissance des femmes dans les sociétés patriarcales, c'est la même chose et c'est spécifique en même temps. Le premier rôle est généralement une jeune et très jolie femme gracieuse, au regard profond et au visage frondeur... c'est elle qui incarne toutes les autres femmes de ce milieu.
(Voici les images des héroïnes de : Maasan, La séparation, Une femme française, Peur de rien, My sweet pepper land, La source des femmes.)

Mais justement : on pourrait espérer une autre recette pour de tels films ! Parce que quand on est animé par quelque chose qui ressemble à du féministe, on a envie que le rôle d'une femme combattive ne suive pas forcément des critères d'apparence.

Sébastien Haissat, docteur en sociologie, rappelle dans une revue en ligne que "les masses médiatiques jouent un rôle considérable dans l’intériorisation des normes corporelles. L’idéal de beauté se diffuse à travers le cinéma, les séries télévisées, les bandes dessinées, la téléréalité, les magazines ou encore les images publicitaires". Se basant sur des études sociologiques, il affirme : "depuis l’école maternelle, les beaux enfants bénéficient de conditions favorables à l’apprentissage puisque les enseignants, dans leurs attitudes, ont tendance à s’investir davantage auprès de ces derniers et à négliger les élèves au physique peu désirable. Ces comportements semblent s’expliquer par le fait que la conformité aux critères d’apparence physique socialement valorisés est associée à du potentiel" (**).
Sébastien Billard dans "le plus" du nouvelobs.com le dit autrement : "La tendance qui nous porte à favoriser les "beaux" (...) se généralise aux qualités morales que nous leur prêtons : nous trouvons souvent les personnes qui sont physiquement attirantes qu’elles sont aussi plus honnêtes, gentilles, sincères, tandis que les laids sont présumés déviants".

Et le truc est parfaitement accepté par les critiques de cinéma, qui n'ont souvent aucun recul sur ce point. Ce qui donne des trucs comme :
- "la pétulance de la petite bombe Hafsia Herzi qui électrise l’écran chaque fois qu’elle apparaît." (Les Inrocks à propos de La graine et le mulet) ;
- "À 27 ans, cette ravissante et talentueuse comédienne évoque (...) les difficultés vécues par les femmes dans son pays d’origine" - Métronews sur Richa Chada dans le film Maasan.
- "superbe Richa Chadda, presque trop pour le rôle" - Senscritique à propos de Maasan.
- "une actrice gracieuse, merveilleuse ambassadrice de l’Iran." - www.festival-cannes.com en 2014 sur Leila Hatami, actrice dans Une séparation.
- "Manal Issa, révélation du film, beauté racée et délicate" - Télérama à propos de Peur de rien ;
- Une presse unanime pour l'actrice principale de My sweet pepper land "Sobrement interprété par la sublime Golshifteh Farahani et le rustique [!!!] Korkmaz Arslan" - Ecran large. "Un western oriental étonnant, sublimé par l’incroyable beauté de Golshifteh Farahani" - Le Parisien. "même lorsque le film patine, subsiste un vrai trésor : la sublime Golshifteh Farahani" - TF1 News... On pourrait croire que la beauté de l'actrice est le seul intérêt du film ! (mais on aurait tort).

L'Affaire Josey Aimes raconte la lutte d'une femme pour la reconnaissance des ouvrières d'une mine, face à au harcèlement des hommes. C'est le mannequin Charlize Theron qui y tient la vedette. Parmi les critiques, lemonde.fr s'est posé la bonne question, avec un brin d'ironie : "Charlize Theron, Oscar de la meilleure actrice (...) et physique de top model, incarne cette femme, Lois Jensen, qui, en 1984, poursuivit la compagnie minière qui l'employait pour discrimination et harcèlement sexuel. Elle triompha dans un procès qui fit jurisprudence. Cette combattante méritante ressemblait-elle à la ravissante Charlize Theron ? Elle porte ici le bleu de travail et le visage encharbonné avec une grâce exquise, entourée de collègues de travail au physique nettement plus ingrat." (lemonde.fr, 7 mars 2006)
Afin de générer de l'empathie — et de la rentabilité — les responsables de casting font comme le mendiant qui s'accompagne d'un bébé chien, ou comme le communicant d'ONG qui montre des beaux enfants aux grands yeux tristes.

Choisir une fille à l'apparence parfaite pour incarner "les femmes", c'est créer une injustice. Cela revient à affirmer que l'identification est faible avec d'autres types de femmes.
On a pourtant des souvenirs d'actrices qui ont su émouvoir et convaincre, jolies ou moins jolies mais sans coller aux injonctions. On se fait plaisir : Marie-Julie Parmentier, Sylvie Testud,  Emilie Dequenne, Muriel Robin (Marie-line de M. Charef), Zoé Héran dans Tomboy (C. Sciamma), Elina Löwensohn, Corinne Masiero, Céline Salette, etc.
Des comédiens marquants qui ne ressemblent pas à Ryan Gosling ? Vincent Rottiers, Grégory Gadebois, Adama Ndiane (L'affaire SK1 de Frédéric Tellier), Karim Leklou, Jamel Debbouze, Ludovic Berthillot, Denis Lavant, Albert Dupontel, Reda Kateb...

Un film est d'autant plus réussi quand il ne mise pas sur la beauté physique de ses acteurs. Il faut cesser d'obéir au diktat "beauté du personnage = empathie".
Un des rôles du féminisme est de valoriser de chouettes films dont les rôles féminins sont incarnés, simplement incarnés, sans être joués par de trop belles femmes.

Et au-delà du féminisme, il faut faire naître la curiosité, valoriser les chouettes films dont les acteurs ne s'accordent pas aux modèles d'attractivité. Un plus grand public saura alors profiter de films moins "esthétiquement confortables" mais qui font mieux écho à ce que les gens (nous autres !) peuvent vivre et ressentir.


* Parfois le personnage vit une situation directement liée à sa beauté, comme Mossane (film de Safi Faye), incarnée par Magou Seck, ou Loulou (de G.W. Pabst) jouée par Louise Brooke. Des femmes courtisées pour leur beauté marquante. C'est le seul cas où il est légitime, artistiquement, d'avoir de jolies filles dans le casting. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire