21 juin 2024

Relire Pierre Rabhi à la lumière de son parcours idéologique

En 2020, le penseur de l'agriculture Pierre Rabhi donnait un de ses derniers entretiens. En exposant son parcours et ses méthodes, il donnait des clefs pour révéler sa vision du monde. Une oreille avertie pourra entendre un programme idéologique.

Voici la transcription de larges extraits de l'entretien de Pierre Rabhi, diffusé dans le podcast Afrotopiques en 2020, par Marie-Yemta Moussanang. Afrotopiques est un podcast important, qui a souvent proposé des outils novateurs pour bâtir un monde émancipé des gangues industrielles et coloniales. Durant 5 ans, Afrotopiques a fait intervenir des penseurs et des activistes qui rendent des utopies possibles. Mais ce long entretien avec Rabhi interroge.

Au motif de sortir d’une modernité dévastatrice, Rabhi promeut une vision christique, sectaire et paternaliste, qui essentialise les femmes, les hommes, la famille et la Nature. Saurez-vous déceler cela ?


 

EXTRAITS

(J'indique la temporalité de ces extraits pour qu'on puisse les retrouver dans le format audio)

11’15’’ - Après avoir lu beaucoup de philosophes, le philosophe qui s’est imposé à moi c’est Socrate, qui dit, « Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien ». Nous savons l’élémentaire, pas le fondamental. Le fondamental : pourquoi nous existons, qu’est-ce que la vie. Tout le monde se pose des questions, sauf que ces questions sont contradictoires et sont sources de conflits. On a mis en route un système dans lequel tout le monde est en quête de la vérité et déclare que c’est lui qui la possède. (…) Et puis finalement la vérité c’est quoi ? Moi je pense que le message christique est le seul qui me convient parce que lui, il a évacué tout ça en disant : « Il n’y a qu’une énergie qui peut changer le monde, c’est l’amour ! ». Et même vos ennemis, sortez de ces antagonismes permanents, si vous développez l’amour, vous êtes dans la vérité. Et encore l’amour, faut faire attention, parce que… aimer, mais aimer quoi ? On sait ce que l’amour humain déclenche, comme jalousie, etc. Tout est relatif si vous voulez. Mais ce que j’entends par l’amour, ce n’est pas seulement ce qui est réservé à la relation humaine, c’est aussi – et c’est pour ça que je suis écologistes – parce que j’aime les arbres, parce que j’aime les oiseaux, j’aime les baleines, j’aime, j’aime, j’aime, j’aime. J’aime cette beauté de la vie. Et c’est ça pour moi, l’amour. Bien sûr il y a les relations humaines, j’ai une compagne que j’adore, j’ai des enfants (…)

Marie-Yemta Moussanang : C’est intéressant de voir que vous relayiez le message christique comme étant un message sur une énergie.

Oui. Absolument. Et j’ajouterais que les bibliothèques entières pleines de théologie pour expliquer, etc., ça n’a aucun sens. On n’explique pas. C’est très simple. Très très très simple. Il y a une anecdote dans la Bible. Quand il y avait adultère, c’était la femme qui était lapidée. Parce qu’elle était considérée, bon, parce qu’elle a sauté sur le bonhomme, elle l’a violé ou j’sais pas quoi bon, euh, on peut tout imaginer. Et c’était une injustice absolument incroyable ! Totalement incroyable ! Et pour abolir cela, il ne pouvait pas prendre un décret radical. Lui il a eu une astuce intéressante, « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ». J’ai trouvé ça génial, comment résoudre problème sans prendre parti mais en mettant les gens dans la vérité. C’est génial ! Et c’est là que j’ai trouvé dans le message christique la seule énergie qui est capable de sauver le monde.

(…) 

18’16’’ - J’aime beaucoup les cosmogonies peaux-rouges, je sais pas pourquoi. J’aime cette élégance, cette élégance sauvage. Dans ma chambre j’ai affiché le discours du chef indien Seattle, à qui les Européens veulent acheter la terre, et Seattle : « écoutez, Comment voulez-vous qu’on vous vole une terre qui ne vous appartient pas, puisque c’est nous qui appartenons à la terre ? » Voilà la vérité. C’est pas autre chose ! C’est tout simple, et c’est grandiose. Et tout le discours qui suit, c’est un discours spirituel et en même temps, axé à la fois sur la raison et la réalité objective, mais en même temps avec une consonnance sacrée, permanente. Le sacré est intégré complètement. Et là j’admire ça parce que le sacré est dans la vie.

(…)

26’02’’ - Toute comme la notion de la terre est embrouillée, la notion de la santé est devenue mécaniste : quant à aborder l’être humain qui n’est pas en bon état dans sa globalité, dans sa psyché, dans ses émotions, il est perçu comme une mécanique. Et même la formation des médecins passe par la dissection. On découpe des cadavres et on étudie organe par organe. Ce qui amène à une fragmentation, c’est-à-dire tout est fragmenté. On prend un morceau, ça donne des spécialistes. Celui qui ne s’occupe que de l’œil, celui qui ne s’occupe que de l’oreille, celui qui ne s’occupe que de l’estomac, et donc vous avez une fragmentation de l’individu. Et la perception globale de l’individu, c’est-à-dire âme, cœur, émotion, corps, est liée, donc remise complètement en question.

(…)

28’30’’ - On a choisi l’agriculture écologique pour n’être pas dans l’usage des matières synthétiques que les usines produisent. Et entre autres une matière synthétique qu’on appelle le nitrate. Et le nitrate était l’ingrédient principal pour faire des explosifs de guerre. Vous voyez la symbolique ? Après, je découvre par la littérature qu’il existe de l’agriculture biologique, certes… pas très divulguée, parce qu’elle était assez confidentielle – non pas parce qu’elle le voulait mais parce qu’elle était récusée par l’autre agriculture, voilà – et je découvre la biodynamique, euh… l’anthropo… l’anthropologie aussi, enfin euh…

— L’anthroposophie ?

— L’anthroposophie, enfin je découvre tout ça, et je découvre qu’il y a une perception particulière de la vie où cette approche est… vraie. C’est elle qui est juste, qui est vraie. Et c’est pas la perception mécaniste de la vie. Et je choisis, ici on dit : pas d’engrais chimiques, pas de pesticides de synthèse, on va cultiver la terre, la fertiliser, une terre en bonne santé produit automatiquement des végétaux en bonne santé, et les végétaux vont trouver tout ce que la terre a besoin lorsque la terre est vivante, et ainsi, la vie devient une puissance, non seulement créatrice mais protectrice, on n’a pas besoin d’avoir recours à des tas de substances chimiques. Une fois que ça a été mis au point, c’est à ce moment-là que je suis parti en Afrique. C’est suite à une expérience qui a été réalisée à nos frais, et à nos risques et périls.

Et c’est un Burkinabé qui un jour est venu faire un stage chez nous, envoyé par sa structure, et il fait un rapport en disant : « Pierre Rabhi, il n’utilise pas la chimie, il n’utilise pas de pesticides de synthèse, il utilise des semences non sélectionnées, etc., et ça marche très bien, ils ont un troupeau de chèvres, ils font du fromage, ils vendent leur fromage au marché, ils ont un rapport à l’animal et un rapport à la terre qui est »… et c’est fort de tout ça que j’ai voulu transmettre. C’est pas transmettre parce que j’ai eu un diplôme d’agronomie ! C’est transmettre parce que moi j’étais totalement convaincu qu’il faut que les paysans comprennent et appliquent cette pratique-là. Et immédiatement, on a vu que ces paysans n’étaient plus obligés d’acheter des engrais chimiques, ni de pesticides de synthèses, ni de semences sélectionnées, ils travaillaient leurs terres avec les lois de la Vie. Les lois de la Vie c’est que rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. L’agriculture c’est ça. (…) L’humus. C’est ce qui sent bon dans la forêt. Et c’est la matière nutritive qui a été faite à partir des déchets organiques. Et c’est pour ça, l’étymologie, humus, humanité, humidité, humilité, enfin c’est la même chose, parce qu’il y a longtemps qu’on a compris que l’humus c’est le dynamisateur de la vie. Et ça, c’est ce que j’ai transporté en Afrique. (…)

Et c’est comme ça qu’on a lancé ça, qu’on a formé des centaines d’agents de l’agroécologie, qui allaient dans leurs villages, former les paysans, et on a lancé ça, jusqu’au moment où le résultat était tel que Sankara m’a convoqué en disant justement, Est-ce que vous ne pourriez pas prendre la gestion globale du pays, parce que les paysans sont tellement contents. Au niveau de l’agriculture, l’agroécologie, d’une façon générale, parce que moi je ne faisais pas que l’agriculture je faisais aussi de l’écologie, je mêlais l’agriculture à l’écologie. J’ai dit oui, etc., et j’ai appris un moment, Sankara a été assassiné. Donc le processus s’est arrêté, autrement le Burkina serait probablement un pays exemplaire.

(…)

44’35’’. - L’agriculture a désertifié tout le monde. C’est pour ça qu’il faut un plan différent. Mais qui va le mettre en route ? Il se trouve que je suis ami depuis longtemps avec Hulot…

(…)

1h06’35’’ - Réformer en profondeur, ça doit passer par la sobriété. Ça sert à rien de rentrer dans un processus d’insatiabilité permanente, la planète n’y suffira pas. Donc en disant « Revenons à la sobriété », c’est-à-dire, comment je vais diminuer le niveau du contentement. Parce que maintenant on est dans le toujours plus il n’y a pas de contentement. Ça ne donne pas à l’être humain la satisfaction de ce contentement profond, d’avoir ah, ce qu’il faut, d’être dans une espèce de jubilation.

 

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Voilà ce que j'en pense.

Pierre Rabhi témoigne de sa conception européenne d’une création divine du monde. D’abord par son évocation du message christique, de la Vérité dans l'amour, de versets de la Bible — avec ces expressions, « Depuis les origines »… « Le ciel nous a aidés »… « Pour l’homme et pour l’animal » (exprimées comme règnes de la création divine). Rabhi exprime la notion de Vie, perçue non comme la vie de chaque individu vivant, mais comme un Tout : la Vie dont parle le christianisme, perçue de manière holistique. « La perception globale de l’individu, c’est-à-dire âme, cœur, émotion, corps » : Celle que, d’après lui, les médecins doivent adopter plutôt que leur conception fragmentée, la version européenne pas valable. Or la conception holistique est une conception ésotérique, non fondée rationnellement, c'est quand même intéressant de le savoir.

On entend aussi une contradiction entre sa volonté affichée de valoriser les pratiques ancestrales — le savoir-faire local des paysans — et sa façon d’apporter sa pratique d’agronome formé en occident, et d’y convertir toute une population. C’est ce qui a été fait au Burkina Faso — avec l’aval de Thomas Sankara, Rabhi n’invente pas cet épisode important de son parcours, Sankara l’a missionné pour refonder son système agricole, et bien sûr ça a auréolé Rabhi du prestige de la Révolution, mais sans qu’ils aient pu observer les effets de l’agriculture biodynamique. Précision sur la biodynamie. Elle a été conçue par Rudolf Steiner, fondateur d’une doctrine religieuse, l’Anthroposophie. Steiner promettait à ses disciples un pouvoir de clairvoyances, et c’est pour que ses disciples puissent accéder à la source de la connaissance que Rudolf Steiner a conçu l’agriculture biodynamique. Comme l’explique ici Elisabeth Feytit dans son podcast Meta de choc, « il y impose des rituels magiques, qui ont pour but précis d’exalter le potentiel astral des aliments, dont se nourrit tout anthroposophe qui se respecte. Exemple : les cornes de la vache, étant considérées par Steiner comme des antennes qui captent l’énergie cosmique, les remplir de bouse et les enterrer pendant plusieurs mois au coin d’un champ permet d’en tirer une préparation dynamisée qui potentialisera l’énergie astrale de votre vin biodynamique préféré ». C’est sur la base des Annales akashiques – cet espace éthérique imaginé par les théosophes du XIXe siècle qui détiendrait la mémoire universelle, passée, présente et future de toutes les paroles, actions, pensées de toutes les créatures du monde – que Steiner a conçu la biodynamie, mais aussi sa pédagogie Steiner, le modèle bancaire de la Nef, la médecine anthroposophique, les cosmétiques Weleda, etc. Voilà pour le modèle dans lequel s’inscrit Pierre Rabhi quand il parle de "l'humus, dynamiseur de la vie". Et quand il apporte sa méthode au Burkina, je ne peux m'empêcher de penser à une nouvelle forme de colonialisme. L'agronome formé en occident, pétri d'un dogme chrétien fondé par l'autrichien Steiner, et qui vient apporter sa méthode miracle. N'est pas Fanon qui veut.

On ignore si la biodynamie fonctionne en elle-même. Ce qu’on sait c’est que les éléments efficaces dans la biodynamie sont en fait issus de pratiques déjà éprouvées par ailleurs : pas de pesticides, soin des sols, respect des écosystèmes et des cycles saisonniers… Mais à entendre Rabhi, si son expérience agroécologique avait duré (et qu’il faut comprendre comme expérience anthroposophique), « le Burkina serait probablement un pays exemplaire ». Rabhi entendait évidemment s’opposer aux semences toxiques imposées par les multinationales. Mais sa méthode agroécologique, transposée au Burkina-Faso, a impliqué une conversion forcée à de nouvelles pratiques. (Pour s’en convaincre on peut écouter l’épisode avec Blandine Sankara, diffusé en 2022.)

On peut aussi s’interroger sur sa vision patriarcale, exprimée ici dans sa conception des rapports entre hommes et femmes : en disant «  que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre », Jésus-Christ sauve une femme qui avait sûrement « sauté sur un bonhomme », voire « violé ». Les femmes sont un peu des violeuses quand même, mais il faut leur pardonner… Bizarre d’entendre ça pour une oreille de 2020. Rabhi patriarcal ? Une chose est sûre, il a en commun, avec son vieil ami Nicolas Hulot auteur d'agressions sexuelles, de ne pas franchement être des féministes

Enfin, l’amour qu’il promeut, l’amour qui fait qu’il est « dans la vérité », c’est celui qui lui fait aimer les arbres, les oiseaux, sa copine et ses enfants. Rien de divin en fait. Tout est si terrestre, finalement.

On rappelle que Rabhi fut édité chez Actes Sud, le puissant éditeur historique de l'Anthroposophie. Une maison d'édition présidée par Françoise Nyssen, ancienne ministre sous Macron mais surtout patronne de l'école "Domaine du possible", lieu d'enseignement des dogmes de Rudolf Steiner. Outre de magnifiques romans, Actes sud publie les idéologues de ce système religieux. La maison publie Rabhi, en particulier dans une collection qui a pour nom "Domaine du possible", aha. Ranhi fut édité également chez Jouvence, le presse du Châtelet, le Passeur, etc., maisons spécialisées dans la théologie, les nouvelles spiritualités, voire parfois dans les discours complotistes. Et soudain tout s'éclaire.

 

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